Cher ex excellence,
Disons que j’ai eu beaucoup de mal pour trouver cette formule de politesse, « ex excellence », pour vous désigner. Parce que je ne peux pas vous appeler « excellence » comme vous ne l’êtes plus, hélas, et je ne peux non plus vous désigner avec le commun, banal titre de « Monsieur », vous qui êtes, euh avez été, Dieu nous est témoin, l’un des chefs d’Etat les plus connus, les plus redoutés, les plus terrifiants du continent noir, seigneur parmi les seigneurs, despote parmi les despotes, sanguinaire parmi les sanguinaires de notre Afrique.
Son ex excellence, je suis, comme des millions de personnes dans notre continent et ailleurs, l’affaire de votre naturalisation comme ivoirien, décret présidentiel publié dans le journal officiel de la Côte d’Ivoire le 18 janvier 2016. Expliquons-nous en des mots simples pour que la plèbe analphabète, que constitue la majorité d’entre nous, puisse comprendre : votre ami, le président ivoirien Alassane Ouattara, bon ami dans le malheur, qui vous a ouvert les bras quand votre peuple, ce peuple à qui vous vous étiez imposé pendant 27 ans, révolté contre vous, vous a renvoyé tel un indésirable rat d’égout, votre bon ami Alassane Ouattara, disais-je, qui vous a accueilli quand vous étiez devenu un chef sans trône, avec même pas un simple rocher sur lequel vous asseoir, a décidé de faire de vous un Ivoirien pour vous protéger contre un mandat d’arrêt lancé contre vous par votre pays.
Son ex excellence, j’entends les cris d’indignation de votre peuple et de la majorité des Africains contre cette décision. Je lis le déluge d’injures contre votre ami bienfaiteur et vous-même, vois les réactions de rage des hommes de bonne foi devant un fait aussi cynique, aussi incongru, aussi honteux.
Mais, vous savez, cher ex excellence, moi, envers votre ami bienfaiteur, Ouattara, et vous-même, je ne ressens ni colère, ni rage, ni honte. Envers lui : du dégoût, ce sentiment qu’il a toujours inspiré depuis sa honteuse et sanglante accession au pouvoir en Côte d’Ivoire. Envers vous, cher ex excellence : de la compassion.
De la compassion, absolument ! Parce que vous faites pitié, mon cher ex excellence. Vous faites pitié en ayant décidé, vous qui, hier seulement, étiez l’un des hommes les plus puissants de ce continent, de vivre en exil, le regard torve, les yeux humides de honte, les mains tremblantes du mendiant, avec la nationalité d’un autre pays. Vous avez accepté, ô déshonneur, de vivre dans l’arrière-cour d’un ami, vous qui avez passé la plus grande partie de votre vie dans votre propre cour, entouré de vos propres valets, courtisans, laudateurs…
Et me vient à l’esprit l’image du militaire, de l’homme en treillis que vous êtes. Un militaire, un de cette race-là qu’on nous dit si attachée à l’honneur, à la dignité, à l’ordre, à la discipline… qui ne recule devant aucun sacrifice, même celui suprême, celui de sa vie, quand elle doit défendre son honneur.
Mais vous, cher ex excellence, vous n’êtes même pas capable, vous qui avez pourtant visé les sommets de la gloire, de la puissance, du pouvoir dans votre pays et dans ce continent, vous n’êtes même pas capable de retourner dans votre pays, en homme de pouvoir, en militaire, en homme digne, retourner dans votre pays, la tête haute, pour affronter la justice, répondre de vos propres actes, en subir les conséquences, mourir grand, pour, peut-être, atteindre, par votre mort, ou au moins effleurer, cette grandeur dont vous avez tant rêvé et que votre vie ne vous a pas offerte. Comment peut-on entrer en politique comme vous y étiez entré, dans le sang, exercer les fonctions que vous avez exercées, caresser les rêves que vous avez caressés, sans avoir le moindre sens de la tragédie ?
N’avez-vous jamais lu l’histoire de ces hommes qui, pour garder leur honneur ou subir leur statut, ont accepté, préféré, imploré, créé leur propre mort ? Pas même un seul ? Pas même celui de ce militaire de 37 ans que vous aviez assassiné en 1987 pour accéder au pouvoir, ce jeune homme, mais ce si grand homme qui, pour protéger la vie des siens, n’a pas hésité à offrir la sienne ? Comment vous, chef suprême de armées d’un pays, le vôtre, que vous avez dirigé pendant 27 ans, pouvez aller quémander la nationalité d’un autre pays, tel un truand, juste pour fuir les conséquences de vos propres actes ? Un homme qui a résumé sa vie au pouvoir, à la gloire, à la puissance… qui perd tout jusqu’à son nom – puisque le nom que vous portez désormais, ivoirien, n’est pas le vôtre !
Laissez-moi, cher ex excellence, vous paraphraser une assertion d’un personnage, un militaire, du roman Les Braises de l’écrivain hongrois Sandor Marai : il n’y a pas de plus atroce souffrance pour un homme que de perdre l’estime de soi, et l’homme qui perd la sienne souffre d’une plaie si profonde que même la mort ne peut guérir. Et, l’estime de vous, vous l’avez perdue. Voilà pourquoi vous êtes un homme mort, cher et regretté ex excellence. Mort : vous !