Les tradi-garants de la dictature

Les tradi-garants de la dictature

Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît, stipulait Birago Diop dans Les Nouveaux Contes d’Amadou Koumba.

Du bois mort, ma mémoire était partie en chercher hier quand je m’étais plongé, comme ces derniers temps quand je ne fais rien qui retienne mon attention, dans une profonde méditation sur la politique du bled. Le fagot qui plut donc à ma mémoire et qu’elle me rapporta fut l’élection présidentielle de 2005 qui intronisa dans un bain de sang Faure Gnassingbé à la place de son boucher de père.

Cette présidentielle de 2005 à Mission Tové, mon village natal ! Dans l’attente d’un stage après mon BTS, je m’y étais réfugié suite aux violences qui avaient éclaté dans la capitale à la suite du coup d’Etat de l’armée qui avait imposé Faure Gnassingbé juste après la mort d’Eyadema.

Mission Tové, situé à une trentaine de kilomètres de Lomé, est reconnu, comme toutes les localités environnantes, comme toutes les localités de la préfecture du Zio, comme un fief incontournable de l’opposition, où le RPT a toujours été détesté, même longtemps avant l’avènement de l’UFC. Figurez-vous que pendant les années de gloire d’Eyadema, des ressortissants de ce petit village hostile au parti unique refusaient de participer aux séances d’animations où on chantait Agbé Eyadema Agbé, pour magnifier dans toute sa gloire le miraculé de Sarakawa.

Mission Tové avait donc, comme la plupart des Togolais, vu en la mort d’Eyadema la fin de la dictature au Togo. Et l’élection présidentielle était le seul moyen pour y arriver. Il allait donner une puissante gifle au RPT et à son candidat, le fils du dictateur quarantenaire. Jaune, était tout le village pendant la campagne électorale. Certains extrémistes, bons à jouer les kamikazes en Irak, avaient même refusé de manger la pâte et les autres dérivés du maïs, symbole du RPT.

Mais le malheur de Mission Tové s’appelle son chef traditionnel, mon grand-père, le père de mon père. Ce monsieur, ex-farouche opposant, qui, contrairement à la plupart des chefs traditionnels togolais brillant généralement par leur analphabétisme, est très lettré et a fait voir de toutes les couleurs à Eyadema pendant la conférence nationale souveraine, s’est, en un clin d’œil, comme beaucoup d’opposants légendaires togolais, métamorphosé en un militant juré du RPT, n’hésitant même pas à intimider, par tous les moyens, les villageois qui osaient afficher leur appartenance à l’opposition. Ses fréquentes visites à Lomé 2 ont fini par instaurer une anecdote dans le village. Le billet neuf de dix mille francs s’appelait désormais Lomé 2, car chaque fois que la plus jeune femme de ce chef qui avait plus de quatre femmes brandissait au marché ces billets neufs sous les yeux jaloux des villageoises, on savait que son mari avait fait un récent voyage au coffre-fort du Togo, Lomé 2.

En 2005 donc, quand Mission Tové attendait impatiemment le jour de l’élection pour humilier Faure Gnassingbé, le chef, comme presque tous ces chefs traditionnels togolais corrompus, dont les pagnes peuvent, en quelques secondes, vous donner le rhume tellement ils sentent mauvais – je ne sais pas si c’est la déontologie de leur profession qui leur interdit de laver leurs pagnes -, s’était arrangé pour transformer son palais en bureau de vote. Dès la veille de l’élection, on avait déjà fini de voter dans son palais. Deux urnes bourrées des bulletins du RPT !  

C’était mal connaître ce village de rebelles ! Avant dix heures, le jour de l’élection, les urnes furent sorties par les jeunes du bureau de vote, malgré l’opposition farouche des forces de l’ordre, et brisées ! Affrontements entre les corps habillés et les jeunes villageois. Il y eut beaucoup de blessés dans les deux camps, dont un jeune villageois transpercé par balle au bras et qui sera amputé quelques semaines plus tard... La suite fut la suite. La victoire du RPT. Toujours ! Et le calme. La routine. La dictature.

Quelques semaines après, dans le temple de l’Eglise presbytérienne du village, mon grand-père, le chef, interrompant la messe devant les yeux stupéfaits du pasteur et des fidèles impuissants, se noya dans un flot d’éloges envers le parti au pouvoir et de malédictions envers l’opposition. Il promit aux villageois, sur l’autel, sous la barbe de Dieu, que le gouvernement de Faure Gnassingbé gratifierait dans quelques semaines le village de deux fontaines gratuites, et bitumerait les trente kilomètres qui relient Lomé à notre village. L’assistance s’était surprise d’avoir dit Amen après sa digression...

 Les fontaines gratuites, les habitants de Mission Tové l’attendent toujours, comme le Messie. La route, ce n’est pas le gouvernement qui l’a arrangée mais les catholiques qui avaient entre-temps bâti un temple de pèlerinage à Kovié, un village voisin situé à sept kilomètres de Mission Tové.

En fait, je ne sais pas pourquoi ma mémoire m’a apporté ce fagot de bois très morts. Peut-être pour me faire comprendre que la dictature du RPT, ce n’est pas seulement dans Faure Gnassingbé, ses ministres, et ses distingués collaborateurs que nous devons la combattre, mais aussi dans ces chefs traditionnels, qui se disent garants des valeurs ancestrales, donc garants de l’autoritarisme que nous avons hérité depuis 1960 de l’ancêtre de l’Etat togolais, Sylvanus Olympio. Ces chefs traditionnels et leurs pagnes de destruction massive qui, pour ces pécules qui leur suffisent à peine à boire du sodabi ou du toukoutchou qu’ils perçoivent du RPT, n’hésitent pas à sacrifier leurs administrés, sur fond de menaces, d’intimidations et de démagogie. 

PS : Lire l’un des exploits de ce chef traditionnel corrompu, mon grand-père, en cliquant sur ce lien : http://www.togocity.com/article.php3?id_article=4429